Marie Cantos, Musée des Antiquités, La Ronde #4, 2019

« Il y a plus de quinze ans, une phrase m'est venue, comme malgré moi, revenue plutôt, singulière, singulièrement brève, presque muette. 
Je la croyais savamment calculée, maîtrisée, assujettie, comme si je me l'étais à tout jamais appropriée. 
Or depuis, sans cesse je dois me rendre à l'évidence : la phrase s'était passée de toute autorisation, elle avait vécu sans moi. 
Elle avait toujours vécu seule. 
La première fois (était-ce la première fois ?), ce fut donc il y a plus de quinze ans, à la fin d’un livre, La dissémination. Dans un paragraphe de remerciements, [...] ladite phrase vient s'imposer à moi avec l'autorité, si discrète et simple qu'elle fût, d'une sentence : il y a là cendre.
Là s’écrivait avec un accent grave : là, il y a cendre, il y a, là, cendre. Mais l’accent, s’il se lit à l’œil, ne s’entend pas : il y a là cendre.
[…] Pendant près de dix ans, allées et venues de ce spectre, visites inopinées du revenant. La chose parlait toute seule. Je devais m'expliquer avec elle, lui répondre – ou en répondre. »
Jacques Derrida, Feu la cendre.1


Ce serait une histoire de hantise – ce « mélange d’obsession, de mémoire et de foyer », si l’on remonte la piste étymologique qui mène aux notions de fréquentation régulière et de conduite vers la maison2. Une hantise où se dit la répétition, cet inlassable retour de. Mais retour de quoi ? Du même, des mêmes, au fil des âges. Mêmes gestes, mêmes rituels, mêmes procédures, mêmes nécessités, mêmes tentatives d’y échapper – à ça, là. Des durées qui se dilatent, se rétractent, et toujours, in fine, le retour du même.

Il y aurait aussi, dans cette histoire de hantise, une spectralité propre aux musées tels que celui des Antiquités de Rouen, où des centaines et parfois des milliers d’années nous reviennent ; et nous reviennent avec la présence étonnante d’objets ayant vécus et survécus à travers elles – une présence réelle, physique, (celle de ces objets), doublée de l’épaisseur quasi palpable de durées pourtant irreprésentables pour nos consciences et perceptions individuelles solidement ancrées dans l’éphémère de leur courte existence.

Il y aurait enfin, dans cette histoire de hantise, le souvenir, évidemment fictif, des réceptions dans la villa de Lillebonne, d’où proviendrait la célèbre mosaïque du musée mais également de la vaisselle et des éléments sculpturaux figuratifs. Exhumés, donc, après que le temps les avait inhumés. En regard de ces vestiges, Sophie Dubosc choisit de disposer quelques pièces issues d’un service en pâte de cendre en comptant en réalité cent soixante (Les derniers seront les derniers, 2015) ; et, dans une niche abritant une figure de femme en marbre datée de la fin du iie siècle après J.-C., au nez rongé, aux traits effacés – disparus devrais-je écrire –, un autre portrait de femme en creux. 

Au sein de collections archéologiques, la rencontre de cette vaisselle de cendre et de ce buste de cire moulé, et, potentiellement perte à venir d’un tirage en bronze, rappellera peut-être à l’esprit des visiteuses et des visiteurs, comme au mien, la fascinante image prise en 1971 par Giorgio Sommer (1834-1914). Celle-ci documentait le « phénomène inouï bien connu » des « photographies en trois dimensions » que furent les moulages de Pompéi3… En 1863, en effet, Giuseppe Fiorelli (1823-1896) inventa une technique consistant à verser du plâtre liquide dans les cavités ménagées par les corps de celles et ceux que la mythique éruption du Vésuve, en l’an 79, avait saisi-e-s et figé-e-s pour l’éternité dans la cendre. L’archéologue italien parvint ainsi à matérialiser la forme des corps qui, se décomposant, avaient laissé sous terre ce qu’il faudrait bien se résoudre à comparer à de parfaits moules – des moules à corps perdu… 

Que reste-t-il quand le temps a fait son œuvre, et la mort avec ? Sophie Dubosc pointe ce qui demeure, au sens (presque) du foyer – ici encore. Et l’on observe avec elle notre propre stupéfaction devant des formes qui perdurent dans leur simplicité, leur évidence, aussi. Là, se lit peut-être la résilience – cette plasticité hallucinante des êtres, de leurs corps et de leurs âmes.


1 Jacques Derrida, Feu la cendre, Éditions des femmes, Paris, 1987, p. 7.
2 Chiara Briganti et Kate Mezei, « L’espace domestique et le roman anglais », trad. fr. par Claire Hancock, dans Espaces domestiques. Construire, habiter, représenter, sous la dir. de Béatrice Collignon et de Jean-François Staszak, Bréal, Rosny-sous-Bois, 2003, p. 423
3 Pour reprendre deux expressions extrêmement justes de l’artiste Arnaud Vasseux, extraites de « La sculpture dans le temps : le modèle photographique », dans Temps exposés : histoire et mémoire dans l'art récent, sous la dir. de Natacha Pugnet, École supérieure des beaux-arts de Nîmes, Nîmes, 2015, p. 19 et p. 20.