Guitemie Maldonado, Pleine vue et angles mortsĀ : sur quelques sculptures de Sophie Dubosc, Avec ou sans raison, Frac Rouen Normandie, 2016









Au commentateur généalogiste, Sophie Dubosc fournit une référence explicite avec son œuvre murale Sans titre d’après Eva Hesse (2012) : quatre cadres vides, de différentes tailles, alignés par le haut, aussi blancs que le mur dont ils semblent sortir – ton sur ton. Ils sont d’ailleurs comme sortis d’un dessin de l’artiste américaine, dont ils développent en volume et dans l’espace, en reprenant leurs différents périmètres, les quatre rectangles approximatifs enchâssés les uns dans les autres : les formes désormais se suivent, quand elles étaient, dans le dessin, rabattues les unes dans les autres. Ainsi disposés, les cadres peuvent faire venir à l’esprit une autre œuvre d’Eva Hesse. No Title (Wall Piece), 1970, est composée de quatre cadres en volume et faits de latex, dont la couleur de peau séchée les démarque visiblement du mur ; des cordes enduites de la même matière en pendent, se tordant et se repliant au contact du sol, telles des racines aériennes, de longues tresses de cheveux ou des filets de larmes. De l’une à l’autre, par le passage du brun translucide au blanc éclatant, du tableau au mur, des excroissances débordantes à l’érection de fragiles limites, la charge émotionnelle s’allège : en effet, la référence au corps s’estompe et avec elle le pathos. Demeurent toutefois, au-delà des différences, un questionnement de la présence, en son effacement, de même qu’une mise en œuvre bien particulière de la répétition, toute en variations, en battement et en précarité. Dans The Infinite Line, Briony Fer s’est attachée à en repérer les nombreux registres dans les productions des années 1960 et 1970, entre autres chez Piero Manzoni, Agnes Martin ou encore Eva Hesse, à la recherche des « stratégies déployées pour refaire de l’art à travers la répétition, à la suite de l’épuisement d’une esthétique moderniste ». Chez Hesse, elle met au jour la part d’obsession et de subjectivité qui y entre, ainsi que l’importance de la discontinuité, le principe de la série agissant dans son œuvre, non comme le garant d’une logique interne, mais comme un générateur autant que comme un destructeur de sens.




Sculptures sous contraintes

L’alignement que propose Sophie Dubosc avec sa pièce hommage à Hesse s’éclaire à un tel voisinage, et ce d’autant plus qu’il s’agit de simples et discrètes découpes d’espace, Briony Fer invitant à considérer « les coupures et dislocations [comme] une condition de la vision ». Nombre d’œuvres de l’artiste reposent sur un principe de sérialité, déployant, tantôt au mur, tantôt au sol, des éléments semblables et visiblement liés les uns aux autres. L’ensemble des Effets coercitifs (2012) en constitue le meilleur exemple : à l’aide de ficelle, des rectangles de mousse épaisse sont déformés, comprimés, tordus, découpés, pliés, contraints donc – comme le titre l’indique – à prendre différentes formes, plus ou moins complexes, plus ou moins symétriques. La logique qui soutient les contorsions de ces formes réside dans la malléabilité d’un matériau qui, en outre, une fois libéré de ses entraves, peut retrouver sa configuration initiale, presque comme si de rien n’était. Deux sculptures de plus grandes dimensions ont été comme extraites de ce répertoire de possibles ; à l’instar de ce qui peut désormais apparaître comme leurs modèles, elles sont présentées l’une au mur et l’autre allongée sur une sorte de banc. Et si c’était moi (2012) : tel est leur titre commun qui, en posant l’hypothèse d’une identification, accuse la dimension corporelle et psychologique de ces sculptures sous contraintes. Que leurs courbures, leurs plis et leurs replis aient été formés à partir de plaques rectangulaires, dont bien souvent les angles sont repliés, escamotés et qu’elles cohabitent dans l’œuvre de Sophie Dubosc avec des fragments et des évocations de corps, voilà qui trouve un écho dans un autre retour récent sur le minimalisme : l’exposition « À angles vifs » a ainsi permis de reconsidérer le coin, motif récurrent s’il en est de l’abstraction géométrique. De Robert Morris à Robert Gober qui, souvent, avec leurs œuvres, investissent les angles des pièces, il s’est vu dépouiller de sa supposée neutralité pour s’imposer comme une zone de grandes tensions propice à la sculpture, comme un moule potentiel, comme un lieu de surgissement, enfin comme un point d’observation où la conscience d’observer et de l’être en retour se fait particulièrement aigüe. S’affirme alors, selon Thierry Davila, la « vivacité de l’angle », la « vitalité du coin », « l’angle vif [étant] capable de faire œuvre », « ou bien encore capable d’être un lieu de vie, un lieu de passage ». Car, comme le rappelle Jean-Philippe Antoine, les mots coin et genou sont liés par l’étymologie : le coin ayant à voir avec l’articulation, il s’agit dès lors de penser à nouveaux frais « la contradiction immédiatement apparente entre organicité et angularité ».




Rêveurs de coins

Telle Figure allongée (2009) de Sophie Dubosc en est l’illustration parfaite, qui greffe un bras sur une jambe, tous deux pliés et formant des angles nets pointant dans différentes directions. Quant à Anna (2007), il s’agit bien d’une sculpture au coin, le drap blanc qui recouvre presque entièrement le mannequin tendant à le faire disparaître dans le mur, comme s’il s’y absorbait ou menaçait d’en sortir à la manière d’un passe-muraille ou d’un fantôme. L’artiste pratique donc la sculpture aujourd’hui, forte de tels décloisonnements, utilisant des matériaux à la fois rigides et souples (la mousse, les tissus pliés) et des objets (meubles, draps et tapis) qui évoquent le corps tout en découpant des formes et des volumes dans l’espace. Et c’est précisément de transactions entre le corps et la forme qu’il est question ici, comme en écho à ce constat formulé par Jean Arp dans un texte où, contre « l’architecture rationnelle », il promeut « l’architecture de style éléphant, paon, cloche, œuf et cœtera » : « Le brouillard qu’est l’homme ne se laisse pas mettre dans un coin. », y écrit-il. Car le rapport à l’architecture s’impose bientôt devant telles Marches (2013), tel Dortoir ou tel Balcon (2013), telle Porte ou telle Dalle (2011) qui en mentionnent explicitement des éléments, marqués au sceau de la domesticité et d’une familiarité que confirment encore les meubles (bureau, tables, chaises) que l’on y croise parfois. Et l’on pense aux analyses que Gaston Bachelard a consacrées en son temps à l’espace, à ce qu’il nomme sa poétique et qui bien souvent a partie liée avec la psychologie. Ainsi traite-t-il des « impressions d’intimité », dans le chapitre consacré aux « Coins », lequel fait suite à celui qui concerne la « Coquille » ; entendant affranchir le coin des connotations péjoratives qui lui sont habituellement attachées, il le range parmi les « figures de refuges » et affirme qu’il « est la case de l’être » : « le coin est un refuge qui nous assure une première valeur de l’être : l’immobilité. Il est le sûr local, le proche local de mon immobilité. Le coin est une sorte de demi-boîte, moitié murs, moitié porte. » Ce faisant, il prend le contre-pied de l’opinion courante qui voit, dans le coin, se manifester un refus du monde : « tout coin dans une maison, toute encoignure dans une chambre, tout espace réduit où l’on aime à se blottir, à se ramasser sur soi-même, est, pour l’imagination une solitude, c’est-à-dire le germe d’une chambre, le germe d’une maison. » Du repli à l’expansion, de la négation à la matrice, tel est le renversement qu’opère le philosophe dans l’appréhension qu’il propose du coin : « La conscience d’être en paix en son coin propage, si l’on ose dire, une immobilité. L’immobilité rayonne. Une chambre imaginaire se construit autour de notre corps qui se croit bien caché quand nous nous réfugions en un coin. Les ombres ont déjà des murs, un meuble est une barrière, une tenture est un toit. » Ce sont les signes manifestant « la vie dans les coins » qu’il déchiffre alors dans les vers des poètes, les images de « l’univers lui-même replié dans un coin avec le rêveur replié sur lui-même » : « Pour les grands rêveurs de coins, d’angles, de trous, rien n’est vide, la dialectique du plein et du vide ne correspond qu’à deux irréalités géométriques. La fonction d’habiter fait le joint entre le plein et le vide. Un être vivant emplit un refuge vide. Et les images habitent. Tous les coins sont hantés, sinon habités. » Les sculptures de Sophie Dubosc mettent en jeu semblable ambivalence, oscillant entre repli et ouverture, entre présence et absence, entre les registres du familier et l’étrange.




La vie dans les plis

Son Rideau est à ce titre particulièrement frappant. Depuis 2007, il est refait pour chacune de ses présentations, non seulement parce qu’il s’adapte à l’espace d’exposition, ses dimensions autant que sa configuration, mais aussi parce que le velours qui le constitue est intégralement enduit de plâtre sur son envers. L’impression est saisissante où le toucher (qui constate la rigidité du plâtre invisible derrière la couche veloutée) contredit la vue (qui ne voit que le tombé souple du velours). La combinaison des deux aboutit à la perception paradoxale d’une ondulation rigide et d’une douce dureté, d’un mouvement figé en l’absence d’air, d’une vie infiniment ralentie jusqu’à ressembler à s’y méprendre à la mort. En réponse à cette perception, remonte à la mémoire le titre d’un recueil d’Henri Michaux, La Vie dans les plis, dont plusieurs courts textes peuvent s’entendre comme des réflexions sur la sculpture. Le narrateur de « Conduite à tenir » évoque ainsi la « vie plastique » et affirme n’avoir « pas la réputation de sculpteur qu[’il] mérite » : « Moi, déclare-t-il, je travaille les corps vivants, de prime abord et sur place. Douce matière qui inspire, qui fascine et il faut plutôt craindre de s’y engloutir. » La méthode rappelle « La séance de sac » sur laquelle s’ouvre le recueil et qui situe dans l’enfance l’origine d’une certaine manie : « Cela commença quand j’étais enfant. Il y avait un grand adulte encombrant. Comment me venger de lui ? Je le mis dans un sac. Là je pouvais le battre à mon aise. Il criait, mais je ne l’écoutais pas. Il n’était pas intéressant. » Or, cette pratique ne semble pas s’être arrêtée là, le narrateur affirmant des importuns qu’il « les atten[d] au sac ». Ou peut-être choisira-t-il de les figer dans le plâtre, cette matière qui, toujours depuis l’enfance, l’a fasciné par ses changements d’état : « Gueulard qui ne gueulait plus, le sergent, je le fourrais dans le plâtre. Gueule qui allait rejoindre le cimetière des gueu-gueules que je laisse derrière moi, dans le cimetière de plâtre où ils sont ‘pris’ en pleine invective, en pleine scène les femmes, en pleine malédiction les parents, en pleine réprimande les pions et la race des préposés à la discipline. Quand, enfant, je vis pour la première fois prendre le plâtre, j’eus un choc et j’entrai en méditation. Je ne pouvais me détacher du spectacle. Ce n’était encore qu’un spectacle, mais je sentais obscurément, à la façon dont j’en eus l’esprit saisi jusqu’aux reins, qu’il y avait là quelque chose, dont j’aurais moi aussi à me servir un jour. » On le comprend, c’est la vie, l’énergie vitale portée à son maximum d’intensité et que le plâtre emprisonne qui est ici en jeu, de même que dans « La statue et moi », dont le narrateur évoque une étrange contamination : « À mes moments perdus, j’apprends à marcher à une statue. Étant donné son immobilité exagérément prolongée, ce n’est pas facile. Ni pour elle. Ni pour moi. Grande distance nous sépare, je m’en rends compte. Je ne suis pas assez sot pour ne pas m’en rendre compte. […] C’est pourquoi j’en suis venu presque à ne plus pouvoir marcher moi-même, envahi d’une rigidité, pourtant toute d’élan, et mon corps fasciné me fait peur et ne me conduit plus nulle part. » Si la statue ne peut s’animer, son immobilité est on ne peut plus contagieuse, qui conduit à une nouvelle manifestation de vie suspendue ; celle-ci trouve un écho dans la description de la nuit que donne Henri Michaux dans « Les travaux de Sisyphe » : « La nuit est un grand espace cubique. Résistant. Extrêmement résistant. Entassement de murs et en tous sens, qui vous limitent, qui veulent vous limiter. Ce qu’il ne faut pas accepter. » Fermeture et densité oppressantes désignent ici ce qui, dans l’imaginaire collectif, évoque davantage un sentiment de flottement et d’infini. L’intérieur étant ainsi rabattu sur l’extérieur, nous voilà ramenés au rideau de velours, fluide et pourtant infranchissable, obstacle dont on pense d’abord qu’il pourra facilement s’effacer et contre lequel pourtant, à s’y hâter trop vite, on pourrait bien s’assommer.




Ce que vous voyez et ce que vous ne voyez pas

Comme tous les leurres, Rideau est attirant ; comme eux, il se joue de la vue et achève par là de situer Sophie Dubosc en regard d’une certaine histoire des formes. Cette séparation inamovible résonne en effet avec les Couloirs (2009), d’autres divisions de l’espace ; ils rappellent ceux de Robert Morris et de Bruce Nauman, à ceci près qu’ils sont si étroits qu’il est impossible d’y passer, d’y circuler physiquement et que, le corps n’y ayant pas accès, seule la pensée peut nous y projeter. Car bien souvent dans ces sculptures, la vue est contredite ou empêchée, à l’instar d’Angle mort (2007) : un bloc rectangulaire blanc dont la face supérieure se creuse suivant ses diagonales, comme une coupelle ou un tourbillon orthogonal, avec un peu d’eau blanche au fond qui en coupe l’angle par un plan horizontal. Dès lors que s’agit-il de voir : le reste d’un écoulement passé ou, à l’inverse, le débord d’un récipient dont le fond est dissimulé au regard ? Quoi qu’il en soit, l’œil n’en saura rien : confronté à un volume d’inspiration minimaliste, qui en outre mime les lignes de fuite d’une perspective rudimentaire, le visiteur est contraint d’imaginer ce qui, dans ce qu’il ne voit pas, conditionne ce qu’il a sous les yeux. Au « What you see is what you see » de Frank Stella que l’histoire a érigé en principe de la sculpture minimaliste, une telle œuvre ajoute donc la dimension de ce que l’on ne voit pas, soit l’idée du visible caché chère à René Magritte. Il l’a évoquée à de nombreuses reprises, affirmant qu’il ne peignait que le visible, ce afin de mieux tenir l’invisible à distance et préserver la dimension familière de son univers : « Quelque chose de visible cache toujours autre chose de visible. […] Il se passe quelque chose entre ce que le monde nous offre de visible et ce que le visible cache, et qui est visible : une sorte de combat […]. » De ce visible dissimulé par un autre visible, le peintre a donné des exemples : « une lettre dans une enveloppe par exemple, c’est du visible caché, mais ce n’est pas de l’invisible. Un être inconnu au fond de la mer, ce n’est pas de l’invisible, c’est du visible caché. » Il a également pointé les ressorts psychologiques voire émotifs qui lui sont associés : « Chaque chose que nous voyons en cache une autre, nous désirons toujours voir ce qui est caché par ce que nous voyons. Il y a un intérêt pour ce qui est caché et que le visible ne nous montre pas. Cet intérêt peut prendre la forme d’un sentiment assez intense, une sorte de combat dirais-je entre le visible caché et le visible apparent. » Une telle conception ouvre assurément des pistes prometteuses à la conciliation de l’expérience – proposée par et à une présence physique – et de l’imagination mise en branle par un signe, si minime soit-il, suggérant l’existence d’un angle mort. De cette zone d’oblitération de la vision, l’artiste danois Joachim Koester a fait l’emblème des lieux qu’il aime à explorer : « Des détours, des culs-de-sac, des rues envahies par les mauvaises herbes, un petit château perdu dans un quartier industriel évoquaient l’histoire comme un chaos, une présence dormante bien plus puissante que les narrations linéaires et ordonnées par lesquelles on explique habituellement les événements du passé. » Et suivant ce fil, Hal Foster a montré l’intérêt des points aveugles pour caractériser un rapport renouvelé à l’histoire : « Même si la modernisation oblitère l’histoire, elle peut aussi produire des ‘points de suspension’ qui révèlent son développement inégal – ou, peut-être mieux, sa décentralisation inégale en de si nombreuses ruines. Tels sont les ‘angles morts’ qui intriguent Koester. Une sorte d’oxymore, le terme suggère des sites qui, survolés en temps normal, pourraient encore fournir des moments de lucidité ; et quand Koester les capture, ils sont incertains, un mélange inhabituel de banal et d’étrange, évoquant une forme quotidienne d’inconscient historique […]. » Or ce même inconscient peut agir – et surgir – dans les formes, et les plus simples. Voilà ce qui apparaît dans un film de Koester, où il revisite explicitement une œuvre canonique des années 1970, les Incomplete Open Cubes de Sol LeWitt. Les Variations qu’il en élabore (Variations of Incomplete Open Cubes, 2011), utilisent en effet la série de l’artiste américain comme une partition ou plus précisément comme une chorégraphie pour deux mains formant dans l’espace les multiples arêtes et angles délimitant un cube incomplet. Plus leur nombre est grand et plus ils engagent des gestes complexes, voire douloureux. Alors, la logique implacable de la série géométrique le cède à des jeux de mains, face auxquels on hésite entre le tour de passe-passe, la matérialisation d’une pensée et des tics ou spasmes nerveux révélateurs d’un être intérieur à la torture. Rien de démonstratif ou de grandiloquent pourtant dans la mise au jour de cet impensé de la logique que l’on nommerait volontiers l’obsession. Avec une semblable économie de moyens, Sophie Dubosc réalise des sculptures qui, tout en se présentant en pleine vue, suggèrent nombre d’angles morts d’où guette on ne sait quoi d’attirant et d’inquiétant à la fois. Et quand elle-même produit une sorte de suite, ses Effets coercitifs, il n’est pas question d’y donner accès à une mécanique de la pensée tentant de circonvenir une forme unique : bien au contraire, c’est sur les disjonctions et les écarts entre les différents éléments que l’attention est irrésistiblement attirée, laquelle désormais cherche ce qu’il y a à voir dans ce qu’elle ne voit pas.