Sophie Delpeux, Les absents ont raison, Avec ou sans raison, Frac Rouen Normandie, 2016




­Dans l’espace, les œuvres de Sophie Dubosc créent une absence que notre corps de visiteur peine à combler. Il est là debout, planté ou dans le déplacement de la visite, mais s’impose peu à peu une gêne : la sensation de perpétrer une vague intrusion, de ne pas être du même temps que ces objets qui sont pourtant là devant lui. Ils sont présents, oui, mais donnent souvent le sentiment d’être déjà en relation avec d’autres corps, qui ne laissent pas facilement au nôtre l’occasion de faire sa place. 




Les absents ont raison.




Beaucoup d’objets produits par Sophie Dubosc sont des empreintes. Il ne s’agit pas d’employer ce procédé pour le dépasser, mais d’en faire le principe même de l’œuvre. Et de l’instituer ainsi comme l’évocation d’une présence passée. Sur l’Oreiller (2010) un léger renfoncement, que j’interprète comme le poids d’une tête ; les pupitres de l’installation Cher Guy (2007) semblent avoir été creusés à la main — par des écoliers je suppose. Les figures de cire réalisées en 2009, anatomies tronquées et surréelles, sont obtenues par moulage. 

Si tous ces corps n’appuient plus sur la matière, leur empreinte atteste qu’ils ont été là, à un moment, en contact avec celle-ci — ou l’artiste au moins entend me le suggérer. Cela pèse dans notre rapport à ces objets qui sont ainsi lestés de ces présences. Georges Didi-Huberman a donné la mesure de ce pouvoir des empreintes, leur capacité à nous mettre en contact avec l’absence des personnes et des choses « parties au loin, mais qui demeurent devant nous, proches de nous ». Le spectateur est d’emblée mis en relation avec des fantômes de corps, mais aussi avec ce temps à la fois précis mais inconnaissable où le contact a eu lieu.




Les absents contaminent tout.




Dès lors qu’il y a eu ce contact entre « un corps et un substrat », s’atteste pour tous, de manière spontanée, la marque d’une existence. Si certaines pièces de Sophie Dubosc ne procèdent pas de l’empreinte humaine directe, elles donnent toutefois le même sentiment et le généralisent. Détail (2014), réalisée à partir de cheveux collectés chez des coiffeurs de Rouen, présentée sous la forme d’une frise a ce pouvoir d’attestation incontestable. Tous ces cheveux impliquent des têtes. 

Des objets usuels produisent parfois le même effet : le visiteur peut s’imaginer qu’ils ont appartenu à quelqu’un. Les Bottes (2008) ou les Semelles (2010) en sont les exemples. Les premières consistent en deux moulages de bottes en plâtre (l’empreinte d’un objet cette fois), posés au sol mais arrimés au mur par des ficelles. Les secondes, obtenues par moulage encore, sont en cire : deux semelles séparées de leurs chaussures respectives sont laissées là dans l’espace d’exposition. Encore une fois, un substrat d’origine a disparu et a laissé sa trace, et s’il ne s’agit pas d’un corps, l’objet moulé entretenait avec un corps un rapport étroit. Et la question d’une vie en relation avec ces objets matrices refait surface, car le spectateur est porté à imaginer un propriétaire à ces bottes, un propriétaire à ces semelles. Un vêtement en effet est identifié à son possesseur et tient lieu de prolongation de sa personne. Paul Schilder dans L’image du corps constatait déjà à quel point « les objets qui, dans leur histoire, ont eu un rapport quelconque avec le corps gardent toujours en eux quelque chose de la qualité d’image du corps ».

Cette sensation d’une contamination des objets et des matières par des corps absents est si prégnante dans notre inconscient et dans l’univers de Sophie Dubosc qu’elle peut en jouer au point de créer l’illusion. Elle me fait notamment prendre du chanvre pour des cheveux blonds, à plusieurs reprises. Dans Mauvaises graines (2010), les mèches de chanvre ondulées pendent sur des supports en bois, dans Exemple (2014), elles sont coiffées en chignons, en tresses et installées comme autant de trophées. La réaction immédiate est de s’inquiéter de la provenance de ces scalps, avant de découvrir la réalité végétale de la matière utilisée. Phénomène tout à fait singulier : l’artiste suggère que toutes les présences que l’on imagine derrière ses pièces ne sont peut-être que fictionnelles. Mais loin de m’en libérer, elle me met face aux racines bien réelles de l’inquiétude suscitée, liée à un imaginaire de la perte, du drame personnel ou historique. Quand bien même Sophie Dubosc a l’honnêteté de dévoiler ses arrangements avec la présence, l’on ne pourra s’empêcher de voir dans son travail des absents partout et de conjecturer sur les modalités de leur disparition. L’installation Prière (2014) en est un exemple de choix : les tapis alignés suggèrent un lieu de culte musulman, une présence et une implication humaines encore, mais qui n’a laissé pourtant aucune empreinte, car ces tapis sont recouverts de cendres. Explosion ? Incendie ? Sophie Dubosc convoque ainsi un très puissant réservoir d’images datées d’après le 11 septembre 2001. 




Les absents ont vécu des drames.




Qui n’a jamais ressenti un peu d’effroi en retrouvant des chaussures abandonnées ? Qui n’éprouve pas de gêne devant un lieu vide, laissé en l’état, comme pétrifié ? Lorsqu’elle assemble ses pièces dans un espace d’exposition ou les dispose dans un lieu public, Sophie Dubosc suscite ces impressions dans des cadres inattendus, les transformant paradoxalement en lieux de mémoire. Tout objet investi d’une présence, et les empreintes au premier chef, ont une dimension funeste, en cela qu’elles témoignent d’un lien, selon Didi-Huberman, entre « le vivant et le mort », un jeu entre le « contact et la perte ». C’est dans cet entre-deux que Sophie Dubosc installe souvent son spectateur il me semble. La disparition peut être immédiate, avoir lieu sous nos yeux : c’est le cas de Réminiscence (2006) où une forme anthropomorphe de petite taille est dissimulée sous un tissu noir. Évanouissement social sous un voile, apparition du fantôme, cette œuvre par son titre évoque un processus de « revenances et survivances » qui caractérise tout le travail. Si la plupart du temps la disparition des humains n’est que suggérée — la classe vide aux pupitres creusés, la salle de prière désertée sous les cendres — les réminiscences n’en sont pas moins puissantes. Car les groupes d’humains disparus entiers évoquent d’emblée des entreprises plus systématiques d’escamotage, de destruction organisée. Dans l’exposition au Frac Haute-Normandie, l’association de la frise de cheveux (Détail, 2014) et du bureau au plateau noir d’encre (Décharge, 2005) fait froid dans le dos. Comment ne pas être renvoyé au pire déjà advenu, aux corps déjà liquidés ? D’autres pièces viennent encore nourrir ce sentiment d’apocalypses qui ont eu lieu. Un Rideau (2014) pétrifié par le plâtre, à la fluidité perdue, est un lieu de passage qui n’en est plus un. Il trouve un écho dans Organe de 2011, une paire de poumons réalisée en cendre et blanc d’œuf. Les corps et les objets sont ainsi arrêtés comme par une catastrophe. Sophie Dubosc semble en produire les vestiges et le corps du visiteur d’art contemporain se trouve transporté à Herculanum ou à Auschwitz. Victoire (2007), un mannequin de vitrine démembré, repeint et attaqué à la meuleuse, apparaît en ce sens comme une double image des avanies qui peuvent abîmer le corps, mais aussi comme la trouvaille d’une fouille archéologique mettant au jour les restes d’un temps révolu. 







Les absents nous rendent responsables




Je commençais ce texte en évoquant l’inconfort ressenti face aux œuvres de Sophie Dubosc, gêne teintée d’inquiétude. Tout ce qui vient d’être dit donne une assise à ce sentiment, au moins en partie — les œuvres ne s’épuisent pas en quelques mots. Mais il y a plus, il me semble, et ceci tient encore à la puissance des empreintes ou de tout objet lesté du souvenir d’une présence humaine (réelle ou fictive). Ce phénomène a quasiment une dimension magique. Tous ses objets sont en effet chargés d’un pouvoir. Georges Didi-Huberman, reprenant James George Frazer, en parle comme d’une magie contagieuse « magie dont l’efficacité relève de cette loi inconsciente selon laquelle des choses qui ont été une fois réunies, et sont ensuite séparées, restent néanmoins, malgré l’éloignement, unies par un lien de sympathie si puissant que tout ce qu’on fait à l’une affecte l’autre ». Le philosophe cite un extrait des écrits de l’anthropologue rapportant la manière dont les indigènes du sud-est de l’Australie, en travaillant une empreinte de pied entendent blesser, estropier un ennemi. Cela revient à dire qu’au contact de ces restes, nous avons cette impression inconsciente de pouvoir/devoir quelque chose. En l’occurrence ici, elle se pourrait nommer responsabilité. Comme si les corps disparus supposés par les œuvres de Sophie Dubosc nous demandaient de faire quelque chose pour eux avec notre propre corps. De manière spontanée, en visitant l’exposition du Frac, je me suis mise à bouger devant le bureau au plateau d’encre liquide ; alors que rien dans l’accrochage n’invitait au mouvement, à la participation du spectateur. J’ai gesticulé, et des ondes sont venues animer la surface. J’ai l’impression d’avoir ainsi répondu à une injonction silencieuse que je percevais partout dans l’exposition. Je ne sais si le fait d’entendre cette voix m’est propre. En mettant mon corps en mouvement, je faisais cesser sa gêne, je lui trouvais une justification d’être là. Alors m’est revenu en mémoire le poème de Charlotte Delbo, sa « Prière aux vivants, pour leur pardonner d’être vivants ». L’auteure, survivante d’Auschwitz, y enjoint ceux qui vivent à faire quelque chose de leurs corps si bien portants, alors que des êtres par millions ont péri. « Parce que ce serait trop bête » insiste-t-elle, « que tant soient morts » pour que d’autres, « bien habillés de tous leurs muscles » habitent le présent de corps inconscients.










J’avais prévu de ne pas paraphraser ce texte, et d’en faire reproduire ici le premier mouvement, mais les éditions de Minuit ne nous en ont pas accordé l’autorisation et le poème fantôme qui suit constitue donc l’épilogue de cet essai.