Laetitia Chauvin, Formation ou le libre arbitre en jeu, 2023
En 1972, la troupe comique des Monty Python organise l’International Philosophy, une rencontre de foot entre philosophes grecs et allemands, avec Confucius au sifflet 1. Les philosophes commencent par refuser le jeu, ils tournent en rond, Nietzsche écope d’un carton jaune, avant qu’Archimède ne crie « Eurêka ! » et tape enfin dans le ballon, quelques secondes seulement avant la fin du match.
En 2020, Sophie Dubosc installe sur la pelouse du château d’Yville-sur-Seine, sept cadres de but, dans un désordre apparent. Nul joueur à l’horizon, ni tribune, ni délimitation de terrain. Aux heures creuses, un magnifique silence recouvre ce grand parterre. Perché sur la haie, un mannequin étincelant surveille la scène.
À cinquante ans d’intervalle, les Monty Python et Sophie Dubosc partagent non seulement le même terrain, celui du football, mais aussi la même méthode : le détournement subversif, l’une des grandes armes du Situationnisme. À l’élémentaire principe de taper dans un ballon, les Monty Python prétextent des raisons alambiquées de contourner le match ; à la rigidité et au manichéisme des règles, Sophie Dubosc oppose un terrain anarchique où tout devient possible. Culture d'en haut et culture d’en bas se percutent ici, le sport populaire se voyant malmené par la comédie ou la sculpture.
Le terrain de football est le lieu de tous les paradoxes. Si le football fait gagner des salaires mirobolants à ses stars, il est aussi le sport le plus pratiqué par les populations pauvres. Il ne réclame après tout qu’un ballon et un nombre suffisant de joueurs. Les cadres de but, seul équipement « en dur » de ce sport, sont dispensables : des matchs improvisés ne transforment-ils pas en terrain de foot cours d’immeubles et terrains vagues, par la seule imagination des joueurs et des joueuses ? Et c’est ainsi, lorsque le football revient à son essence même, qu’il exprime ses plus belles qualités, conviviales et sportives. Autant dérivatif – au désœuvrement ou à la violence – que ciment communautaire, il peut se vanter d’une utilité sociale.
Mais reprenons : l’œuvre Formation de Sophie Dubosc consiste en sept cadres de buts et trois ballons, dispersés sur la pelouse du château d’Yville-sur-Seine2. En l’absence de filets, impossible de deviner l’orientation des cadres. Et le nombre impair fausse toute logique de les grouper par deux. Dépareillés, non alignés, écartés de longueurs variables, ils n’invitent assurément pas à une partie de foot conventionnelle. En prenant de la distance ou de la hauteur, d’autres possibilités s’envisagent. Un jeu de croquet pour géants ? Si on se laisse gagner par la fantaisie à laquelle Sophie Dubosc nous invite, on repense à la partie de croquet d’Alice au pays des merveilles, où « les soldats, courbés en deux, avaient à se tenir la tête et les pieds sur le sol pour former des arches. […] Mais ils se relevaient sans cesse pour s’en aller d’un autre côté du terrain. »3
Envisagé à distance, le terrain de foot, ou plutôt les terrains de foot, se dessinent en imagination, s’enchevêtrant comme des couches de millefeuille. On se figure alors les trajectoires compliquées que doit prendre le ballon, comme au billard ou au flipper, pour faire son chemin vers les buts. Des dessins labyrinthiques se superposent, des combinaisons géométriques hyperboliques se tracent à l’aveugle, chahutant la raison euclidienne.
Pour l’œil capable de s’abstraire de la référence au football, les cadres blancs de Formation, avec leurs structures filaires disposées dans l’espace, pourraient tenir de l’art minimal. Les cubes aux arêtes blanches de l’œuvre Incomplete Open Cubes (1974-1982) de Sol LeWitt notamment, se rappellent à notre mémoire. Sérialité et combinatoire sont ici aussi à l’œuvre, même s’ils sont augmentés d’une dimension aléatoire et même de chance.
L’idée de Formation est venue à la faveur d’une image surgie dans la conversation, de l’ordre des métaphores qu’on utilise pour bien se faire comprendre : lors de sa première visite du site, Sophie Dubosc entend le jardinier comparer la surface à « trois terrains de football ». Ces techniques d’analogie sont courantes, en particulier pour décrire des dimensions difficiles à appréhender par l’esprit 4. Merveilleuse étincelle créative, puissante sérendipité, cette métaphore livre comme une fulgurance l’amorce d’une idée. Pour Sophie Dubosc, dont toute l’œuvre s’est plutôt construite à l’échelle du corps, l’invitation à occuper un espace vaste, en extérieur, la contraignait à changer l’échelle de son travail habituel. Et pas qu’un peu ! L’esprit a aussitôt embrayé sur les « trois terrains de football ». En outre, cette invitation est « située », elle prend place chez un couple de châtelains anglo-brésiliens, issus de deux nations qui entretiennent des liens étroits avec le football. En vis-à-vis du château et de son jardin à la française au cordeau, l’œuvre résout également la vacance de cette pelouse, immense rectangle désœuvré n’ayant semble-t-il d’autre utilité que de dégager la perspective jusqu’à la Seine en contrebas. Grâce à l’œuvre, la morne plaine se trouve soudain dotée d’un aménagement, d’une fonction et d’un caractère.
Prolongeant la méthode de délégation à la bonne fortune, Sophie Dubosc aurait presque confié le dessin d’implantation des buts au hasard d’un jet de dés. « Presque », parce que le hasard a eu besoin d’être un peu arrangé pour que les buts soient à une distance jouable. Néanmoins, si l’on considère que l’idée de Formation est venue dans le cours d’une conversation, que sa forme est tirée d’un objet existant, et que son installation a été laissée à l’arbitraire, il apparaît que Sophie Dubosc œuvre en ordinatrice délicate plutôt qu’en sculptrice omnipotente. Son geste consiste à imprimer une très légère déviation à un déjà-là, pour révéler les potentialités d’un lieu ou d’une situation.
Si le sport est un motif inhabituel dans l’œuvre de Sophie Dubosc, en revanche la perturbation des signes est l’un de ses modus operandi. « Du littéral au symbolique et vice versa » disait Anne Bonnin à son endroit, soulignant l’aptitude de cette œuvre à jongler avec des objets quotidiens, reconfigurés sous une forme ambiguë et polysémique. Qu’il s’agisse de filasse, bureau d’écolier, drap, rideau ou couverture de survie, de cheval d'arçon, chambre à air ou encore brancard, il est souvent question d’objets-témoins d’une organisation sociale, ancrés dans la mémoire collective. À ce titre, suivant les principes de la métonymie – la partie valant pour le tout –, perturber ces objets revient à perturber la représentation de l’institution auxquels ils font référence : école, hôpital, caserne, etc. La remise en cause des structures institutionnelles parcourt en filigrane toute l’œuvre de Sophie Dubosc, chez qui l’on sent des réactions critiques contre l’ordre établi, mais toujours exprimées avec un symbolisme voilé. En exposant des séries d’objets, répétés, ordonnés, uniformes (Les Derniers seront les derniers ou Prière) ou en évoquant des lieux collectifs étouffants d’aliénation (Dortoir, Quelqu’un), l’œuvre souligne la difficulté à s’affirmer dans de telles structures rigides et stigmatisées, et la réduction de l’individu à une condition ou à une appartenance communautaire.
Partant du même postulat, Formation dépasse pourtant le simple constat et propulse le spectateur dans l’exercice de son libre arbitre. Sur le terrain, il est encouragé à déjouer la sujétion aux règles imposées et au jeu binaire, et ce au sein d’un collectif. Jouer sur ce terrain présuppose toujours de négocier les modalités avec les autres, quand bien même ces modalités seraient modifiées en cours de route, le jeu pouvant à tout moment faire surgir des formes créatives. Formation montre un dérèglement (du terrain et des règles) et des déplacements (de sens), mais la participation du spectateur en fait encore un autre outil : une expérience grandeur réelle de la négociation. Une lecture politique du jeu est alors tentante, et on se plaît à imaginer sur le terrain une petite démocratie se mettre en place. Interprétée dans le champ sociologique, l’œuvre offre l’espoir d’autres parcours de vie possibles, qui déjoueraient le déterminisme social.
Le titre Formation a été choisi pour sa qualité polysémique. Il est à la fois un terme technique de football qui désigne les figures stratégiques de localisation des joueurs sur le terrain, et un synonyme d'éducation intellectuelle et morale. Or, l’œuvre, pensée pour les enfants et les adolescent·e·s, pousse à l’expérimentation dans un contexte inédit, elle forme son public à imaginer des règles, des façons d’être ensemble, d’atteindre un but commun – qu’il soit de jouer, de se mesurer, de gagner et perdre, de s’essouffler sûrement.
Tout aussi surréaliste que Formation dont elle est le pendant, la figure dans la haie intitulée Arlequin adopte un point de vue de témoin attentiste, qui fournit une clé de lecture supplémentaire à l’installation. Enfant au costume multicolore de joker, sa position perchée recouvre une sémantique forte : elle est la position de l’idiot du village chez les Monty Python (sur le mur du pont), ou encore du moine stylite qui se retire au sommet d’une colonne pour pratiquer son ascèse. Elle est la position de l’outsider en général, de celui qui se retire du monde ou qui l’observe de loin, une posture de retrait, de refus, voire de jugement, considéré depuis la chaise d’arbitre. Mise en dialogue avec Formation, Arlequin pourrait être la figure du fou qui contemple d’autres fous. Un fou, cependant, qui cumulerait aussi la sagesse de voir plus loin, dans l’espace et le temps.
La poésie a aussi souvent été évoquée pour qualifier l’œuvre de Sophie Dubosc, et des lignes magnifiques lui ont été dédiées. Dans Formation c’est moins la poésie que l’absurde qui est à l’œuvre, ressort peu courant chez l’artiste, mais au redoutable potentiel critique, avançant à couvert. La remise en cause des règles établies et l’ouverture de possibilités nouvelles et inexplorées exercent toujours un fort pouvoir de subversion. La « quête de modalités d’éveil des existences » était d’ailleurs l’un des objectifs recherchés par le Situationnisme. Sculpture sociale par excellence, Formation réalise une partie de ce projet situationniste. Par la participation du joueur et de la joueuse, l’appel à leur créativité, à leur libre arbitre et à leur sens du collectif, elle entraîne leur agentivité. Partant, elle appelle à refonder l’imaginaire et à envisager un autre monde possible. En somme Formation est une proposition optimiste et c’est aussi pourquoi elle est une œuvre importante dans le parcours de Sophie Dubosc.
« Socrate a marqué ! Les Grecs deviennent fous ! Les Allemands contestent. Hegel affirme que la réalité est simplement un a priori auxiliaire à l’éthique non naturaliste, Kant invoque l’impératif catégorique, et Marx crie au hors-jeu. »
1 La vidéo est facilement accessible sur Internet. Les Monty Python ont d’ailleurs produit d’autres sketches autour du foot – sport qu’ils adoraient moquer (presque autant que l’art contemporain !) – notamment un inénarrable match entre des gynécologues de Bornemouth et des Sir Long John de L’Île au Trésor (23e épisode du Monty Python’s Flying Circus).
2 D’autres déclinaisons de cette œuvre sont en cours, notamment pour le dispositif de commande d'œuvres temporaires et réactivables pour l’espace public initié par le Centre national des arts plastiques.
3 Lewis Caroll, Alice au pays des merveilles, 1865 (1869 pour la traduction française de Henri Buén, MacMillan éditions), chapitre 8, « Le croquet de la Reine ».
4 Je trouve par exemple : « Les poumons humains ont une superficie totale d'environ soixante-dix mètres carrés, à peu près la même surface qu'un terrain de tennis. ». Etc.