Emilie Renard, Un cul-de-sac clair-obscur, Catalogue Altadis, 2007

La couleur compte parmi les qualités secondaires des œuvres de Sophie Dubosc et agit à la manière d’un climat sur le spectateur, comme les teintes uniformes et constantes d’un matin blanc, d’une nuit noire ou d’un ciel gris peuvent influer sensiblement sur la lumière et la visibilité, sur l’humeur et la perception. Qu’il s’agisse de vidéos, de photographies, d’objets, de sculptures ou d’espaces, ses œuvres sont, pour la plupart, soit entièrement noires soit entièrement blanches, soit dans des demi-teintes entièrement grises ou brunes. Le noir et le blanc servent de zones de démarcation franches dans un travail en clair-obscur. Et si la bipolarité de cette approche formelle insiste sur des effets de contrastes superficiels, des intermédiaires gris ou bruns la nuancent de camaïeux significatifs.

Ici, le noir ou le blanc suivent en parallèle une ligne de partage entre le visible et l’invisible, entre ce qui est montré et ce qui est caché. La relation entre ces deux pôles colorés articule une dialectique du regard et organise les conditions d’apparition des œuvres : objets qui cachent ou se cachent, s’émiettent ou se camouflent, s’économisent, s’effacent pour ne laisser d’eux que les contours d’une surface abstraite.


Gris : un intermédiaire

Couvre-feu (2004) est une pièce grise et élémentaire composée d’un bloc de béton et d’une ampoule allumée. Le bloc enferme l’ampoule et sa lumière avec. Suspendue par un câble au plafond, le bulbe de verre est emprisonné dans la matière dure et grise, provoquant une étrange sensation d’étouffement optique. Écho à la pression physique d’un couvre-feu, il s’agit là aussi de l’extinction d’une exposition dépouillée qui réunirait les deux premiers éléments servant à la monstration d’une œuvre : un socle et un éclairage. En l’absence d’œuvre, ils se seraient comme condensés au point de produire une anomalie physique et fonctionnelle, s’annulant l’un et l’autre. De ce rapport de force déséquilibré entre un bloc dur et une fragile lumière, naît une sculpture crue, synthétique et dense.


Clair-obscur : un portrait stroboscopique

Autre jeu de lumières, la vidéo Intérieur jour (2004) dont le titre, issu du vocabulaire cinématographique, désigne une scène d’intérieur filmée de jour, se construit selon une alternance radicale entre une lumière blanche fugace et un noir profond. Une caméra suit les déambulations d’un homme dans une maison abandonnée et plongée dans l’obscurité. Photographiant  au flash les lieux en même temps qu’il s’oriente, le personnage principal avance à tâtons. La caméra le suit, sans rien maîtriser de la situation. La séquence dure trois minutes, le temps d’épuiser les vues de la pellicule photo. Le film est soumis au déclenchement irrégulier des flashs. Les cadres sont imprécis et l’image, imprévisible. Si cette vidéo construit du photographe un portrait très partiel et intuitif, il s’agit là d’un film en pilote automatique dont la vision fugace est comme dirigé par un stroboscope ralenti. Aussi, l’artiste n’est-elle pas pleinement l’auteur de ces images, et c’est cette posture de délégation d’une forme « d’autorité » que livre le film en arrière-plan. 


Noir : un trou noir erre dans un cube blanc

Autres détours d’une figure humaine, Réminiscence (2006) dresse le portrait, en creux et en volume, d’un personnage invisible : un enfant drapé de noir. À l’inverse de ceux qui se cachent dans le noir sous des draps blancs, celui-ci, isolé dans une pièce blanche, devient une forme abstraite et détourée par un effet de contraste trop fort avec son fond. Parce qu’aucun détail de son drapé n’apparaît au premier abord, le personnage fait figure de trou noir. Fantôme d’une exposition, il pourrait être une forme de réminiscence naturelle sécrétée par les lieux, sans doute une anomalie dans le monde des fantômes, une apparition typique accroché à l’histoire finissante de l’idéal du cube blanc.


Blanc : avec ou sans profondeur

En contraste à l’errance du fantôme noir, un ovni pacifique s’est posé à l’intérieur d’un espace industriel. Bassin (2005), élément d’une architecture de jardin et forme à la géométrie parfaite, circonscrit un large espace plein et immaculé, tellement parfait qu’il ressemble à une maquette. Une eau opaque, teintée de blanc, stagne dans ce calme cercle de plâtre blanc et laisse une inconnue dans un temps suspendu : sa profondeur.


Noir : sans fond ni souffleur

Au théâtre, le souffleur est le premier spectateur et le dernier acteur : il est là en cas de blanc, en cas de trou, en cas de doute, pour souffler le mot manquant. Caché de la salle, il lui tourne le dos et se tient au raz de la scène. Souffleur (2006) est une bouche d’aération posée au sol. Il accueille le visiteur dès l’entrée d’une exposition de l’artiste à la Générale (Paris). S’il est, comme son titre l’annonce, un personnage très secondaire, sa cabine est trop étroite pour accueillir quiconque. Le rapport conventionnel scène / salle est inversé, à moins que le visiteur ne soit arrivé là directement sur scène. Mais il n’a aucun texte à réciter, ni à lire, ici. Tout est à percevoir. Souffleur est un gouffre sans fond : tapissé d’un papier miroir, cette « bouche d’aération » muette ne reflète que son intérieur comme pour annoncer, en ouverture, que les objets peuvent faire illusion et promettre plus qu’ils ne sont.


Brun : un couloir pour intermède

Dans la même exposition intitulée Cul-de-sac, la pièce Rideau (2006) est construite spécialement pour un parcours en aller-retour. De lourds pans de velours brun construisent un couloir entre deux œuvres, l’une noire et l’autre blanche. Ce lourd rideau à la texture douce et aux plis épais est entièrement rigidifié par une couche de plâtre appliquée sur son dos et visible seulement sur le chemin du retour, en quittant l’exposition. Cet élément de décor est un faux semblant d’arrière plan qui place l’exposition dans la métaphore de la scène amorcée avec Le Souffleur.


Noir : d’un côté du couloir 

Décharge (2005) est un bureau d’administration typique dont la surface noire brille d’une épaisse couche d’encre de chine. Comme le laisse présager son titre, ce bureau est un lieu de sécrétion et de rejet plutôt que d’inspiration. Sa surface semble avoir transpiré les litres d’encre versés dans les écrits qu’elle a supportés pendant des années de service. Décharge est une vision kafkaïenne de l’individu, griffonnant des litres d’écriture, assis à son bureau, invisible au sein de son administration. La décharge est aussi celle de l’artiste qui laisse au visiteur la responsabilité de sa curiosité et dont la main, attirée par le contact de cette surface qui semble parfaitement lustrée, risque d’être marquée de noir.


Blanc : de l’autre côté du couloir

Dans un travail traversé par des figures évanescentes, où des personnages étranges sont enfermés dans des boîtes noires ou exposés dans des cubes blancs et où des objets secondaires prennent une place majeure, apparaissent deux objets / figures qui synthétisent ces deux pôles. Miettes (2006) : deux plaques rectangulaires de plâtre blanc sont posées debout contre un mur. Elles ont été effritées depuis leur bord presque jusqu’à leur centre. L’érosion du plâtre, comme grignoté, dessine des rictus cartoonesques. Ces chemins péniblement creusés à la surface immaculée du matériau brut reconstituent les gestes compulsifs d’un artiste sculptant, grattant pour retirer des miettes de cette surface irritée. L’artiste serait ici le personnage secondaire d’une œuvre au visage double : une bouche souriante et une bouche bée émergeant au hasard d’une forme abstraite et figurative à la fois.


Des mots écrits noirs sur blancs 

Presque uniformément noirs, blancs ou gris, les silhouettes des œuvres de Sophie Dubosc se détachent nettement des aspérités de leurs fonds. Leurs formes efficaces, presque abstraites, sont accompagnées de titres à mots uniques comme autant d’entrées linguistiques sur des métaphores visuelles. Une polysémie s’installe alors entre les objets et les mots creusant parfois les écarts entre une forme et une signification.


La boîte noire et le cube blanc 

Puisant autant dans le vocabulaire du théâtre que de l’exposition, Sophie Dubosc met en scène des moments de repli de l’œuvre. Enlever de la lumière ou retirer de la matière revient à fabriquer des trous. Cette poétique du retrait créé des espaces en moins et des objets illusionnistes à la limite physique de l’apparition et de la disparition.