Felip Marti, Une maison habitée, Catalogue Adieu Berthe, Lab-Labanque, 2009

Dire que l’installation multiple Adieu Berthe de Sophie Dubosc est fantastique, ne serait pas énoncer une simple phrase toute faite dont la platitude renverrait seulement à la fonction phatique du langage.

Certes, il n’y a pas de doute sur l’apparence esthétique de l’ensemble, il s’agit bien d’œuvres d’art disposées dans un espace aménagé, surveillé et présenté comme étant désormais consacré à l’art contemporain. Mais, en même temps, l’occupation artistique du lieu, les combles et les chambres de bonne de l’ancien appartement de fonction du directeur de la Banque de France à Béthune, va au-delà d’un simple réaménagement ou d’une simple appropriation ; elle introduit dans le parcours de l’espace –et en dialogue avec lui– une étrangeté proprement fantastique. L’introduction du fantastique se joue à deux niveaux en même temps : au niveau même du décalage entre la fonctionnalité désuète du lieu et son usage en tant qu’espace d’installation et de parcours artistique, et au niveau du jeu entre le lieu comme support narratif et la grammaire concrète des œuvres de Sophie Dubosc.

Le dispositif employé fait jouer le rapport entre le parcours et le discours. Le parcours fait récit, mais un récit lacunaire. En d’autres termes, l’articulation de la structure architecturale du lieu et le rythme du parcours créent un effet de narration, sans qu’aucune histoire nous soit contée. Il n’y a pas d’ordre strict de parcours, de chapitres à suivre dans une linéarité contraignante par laquelle un sens de la totalité se dégagerait comme contenu final et principal de l’installation. Ni ordre strict, ni désordre aléatoire, ce battement rythmique qui fait parcours-discours sans raconter une histoire pourrait être appelé une narrativité sans narration. Cette narrativité, c’est sans doute la dynamique de l’articulation entre le couloir et les chambres qui la crée ; et l’absence de narration, c’est sans doute le type de rapport entre les œuvres que nous trouvons dans chaque chambre qui l’institue. Le couloir fait fil, fil narratif, et les chambres font scène. Le visiteur découvre (et presque dirions-nous dé-couvre), depuis le couloir qui distribue et articule la totalité des chambres, les pièces dans le double sens du mot. La proposition de Sophie Dubosc s’articule à partir de ce double sens : pièces-sculptures et pièces-chambres. Chaque pièce occupe une pièce et la transfigure par son occupation. La signification architecturale du lieu est bousculée par l’occupation artistique, sans être annihilée, et cette plasticité représentative du lieu que produit et démontre l’intervention artistique rime avec la plasticité de la matière qui est au cœur du parti pris artistique de Sophie Dubosc.

Cette plasticité est avant tout ici le jeu avec les états de la matière. Il faut souligner l’importance du liquide dans son œuvre. Cependant, le traitement de cet état de la matière est, disons, paradoxal ou au moins ambigu. Il ne s’agit jamais dans ses pièces d’un liquide transparent et cristallin, mais d’une présence trouble et réfléchissante qui nous cache toujours le fond. Il suffit pour s’en apercevoir d’observer avec attention Hermaphrodite, Étude de naufrage ou de songer au reste de sa production. Il ne s’agit donc jamais d’un cours d’eau, d’un liquide qui montrerait ou ferait évident la liquidité par la représentation affichée de sa fluidité, mais au contraire il s’agit toujours d’un liquide au bord ou aux abords de la solidité. Il s’agit d’un liquide qui devient soit surface –et surface de réflexion–, soit calme opacité ; non seulement le liquide est trouble, mais c’est la liquidité même qui est troublée, qui est menée vers un espace d’indistinction entre le solide et le liquide. C’est cet état interstitiel, ce devenir solide du liquide, qui fait sens et résonne, d’un côté, avec cette narrativité sans narration que nous pointions tout à l’heure et, d’un autre côté, avec les références historiques que nous soulignerons plus tard. Ce jeu avec la plasticité de la matière fait signe et vers l’essence de la sculpture moderne et vers l’essence du fantastique, et c’est à cette croisée de chemins que se situe la proposition de Sophie Dubosc. Car, ici, il est autant question d’un parti pris affiché et résolu pour l’objet, le volume et la sculpture, que d’un jeu avec la représentation, la narrativité et le dialogue avec l’histoire de l’art et la littérature.

Sophie Dubosc investit systématiquement l’espace, un espace qui n’est pas souvent, comme nous l’avons bien remarqué, neutre. Ce trouble de l’habitation résonne avec le cœur de sa production artistique. S’il fallait le dire impérativement ainsi, nous dirions que le trouble de l’habitation est le sujet principal de l’œuvre de Sophie Dubosc. La question de l’habiter et de l’habitation (la chambre et le fait d’habiter) est au centre du parcours-récit qui nous est proposé. La maison est habitée par les œuvres d’art et hantée par les fantômes qu’elles mettent en scène. De plus, la question de l’habitation est au moins évidente, thématiquement, dans quatre pièces: La Fourmilière, L’Habitante, La Souricière et L’Écurie. Il est donc question du chez-soi et de sa transfiguration inquiétante, de l’enchevêtrement du chez-soi et du « chez-l’autre ». La référence à Kafka s’impose, car il est difficile de ne pas penser, dans ces parages qui tissent la question de l’habitat animal, l’étrangeté du chez-soi et la transfiguration fantastique du rapport couloir-chambres, d’un côté, aux nouvelles Le Terrier et à la célèbre La Métamorphose, et, d’un autre côté, à la fonction narrative de l’architecture dans Le Procès.

Recueillons maintenant avec précision les stratégies concrètes par lesquelles Sophie Dubosc met en jeu le fantastique, cette étrangeté et cette suspension du sens qui du cœur de ces pièces produit la transfiguration du lieu. Regardons d’abord, de près, Hermaphrodite. D’abord le titre, qui est le nom d’un être double, le nom d’une double nature, un homme-femme ou une femme-homme, corps qui est le trouble de la différence des sexes, devenue image du trouble de la différence des genres, corps troublé et troublant, corps d’un entre-deux et, en cela, corps de l’entre-deux comme tel. Faut-il faire référence à Un chien andalou de Buñuel-Dalí et à ce personnage ambigu qui tripote une main isolée traînant dans la rue, abandonnée, avant de se faire écraser ou renverser devant le regard fasciné, troublé et excité de ce couple-qui-n’est-pas-un-couple qui se déchire dans une chambre voisine ? L’ambiguïté est un trouble de la définition elle-même (« est-ce bien ceci ou cela ? », « comment peut-on être les deux à la fois ? »), une sorte d’être au bord de l’être lui-même, un réel au bord du réel et l’irréel, au bord de ce qui est et de ce qui ne peut pas être. Ce trouble, propre à l’ambiguïté que porte ici le titre, résonne, et construit par là l’accord dissonant de troubles et de béances que constitue la pièce (l’œuvre) et transfigure la pièce (la chambre), avec le trouble que génère le retrait de l’objet qui plonge dans l’eau blanchâtre, trouble et stagnante d’un bain abandonné. Ce trouble ou cette cécité, ce manque à voir ou ce retrait est encore souligné par la béance de sens qui définit (sans le définir) le rapport entre l’œuvre et son titre. Tout concourt donc ici, dans cette pièce, à l’établissement, à la construction d’un espace fictionnel d’ordre fantastique. Peut-être faut-il souligner encore le jeu subtil d’occupation des lieux pour y découvrir un aspect clef pour la construction de cette signification fictionnelle de l’espace. L’incongruité de l’occupation artistique par rapport à la fonctionnalité originaire du lieu est légère, discrète, elle n’est pas envahissante. Si cette incongruité avait été trop intense, la distance entre cet espace et l’espace plastique aurait été insurmontable. Ainsi, le rapport serait devenu abstrait et la maison ou la chambre de bonne serait devenue un white cube d’occasion ou de circonstance, un ersatz de white cube. Il y a un vrai investissement du lieu, et donc un vrai déplacement de l’art, parce que l’incongruité entre le lieu et l’œuvre est légère, parce que le décalage est discret, parce que le lieu, en définitive, n’est pas complètement réduit à de l’espace.

Mais, ne lâchons pas prise, continuons notre recensement parcimonieux des moyens de production du fantastique à l’œuvre dans ces œuvres. Poussons la prochaine porte et regardons “La ruse symétrique”. Avant de nous demander le pourquoi de ces guillemets, observons à nouveau la présence du double, la double présence du double, je dirais. Si dans la pièce précédente ce double se présentait sous la forme de l’ambiguïté, ici il se présente sous la forme de la gémellité et de l’hybridation. Au premier plan, une chaise-chevelure –qu’il faudra encore interroger quant à sa duplicité historique– fait preuve d’hybridation plastique et renvoie par là à l’hybridation sans laquelle il n’y a pas de métaphore. Toute métaphore est, certes, une hybridation, un montage du divers. Au deuxième plan, un objet presque caricaturalement fantomatique en double, répété, dupliqué, et, effectivement, symétrique par rapport à l’axe que définit la chaise chevelue-échevelée. Il est intéressant de remarquer à quel point la symétrie –valeur classique par excellence– n’opère pas ici comme vecteur d’équilibre formel, mais comme vecteur de déséquilibre fictionnel : la symétrie est aussi monstrueuse et, en tant que telle, troublante et vecteur de fantastique. Il est temps peut-être d’expliciter la doublure gémellaire, le jumelage historique, que nous annoncions tout à l’heure et qui double cette duplicité, puisque les guillemets remarqués ne sont l’indice d’autre chose que d’une citation. “La ruse symétrique” est un double de La ruse symétrique, la pièce-volume de Sophie Dubosc est un double affiché de la pièce-toile de René Magritte peinte en 1928. Les deux objets couverts ou objets-voile, eux-mêmes dupliqués et disposés symétriquement, semblent être simplement re-dupliqués, spatialisés, voire tridimensionnalisés ; de son côté, la femme voilée-dévoilée, couverte-découverte ou nue-drapée de la toile de Magritte s’est transfigurée en chaise-chevelure. Nous trouvons tout au bout du couloir, dans Écurie, une hybridation qui passe par le renvoi au crin de cheval et à la chevelure comme métonymie de la femme, et une autre référence directe à la gémellité.

Nous retrouvons cette référence et cette fonction de l’œuvre magrittienne derrière le prochain seuil que nous allons franchir. Dans L’Habitante, nous repérons encore d’autres instruments de la duplicité et du fantastique : pour l’instant, le monstre (la femme-genou), double transposé en volume d’un des deux personnages du tableau Les Habitantes du fleuve (1926). Dans ce jeu de doubles et de renvois, il faut ajouter ici la présence de l’objet doublant par excellence, emblème allégorique de la ré-flexion et du basculement dans l’espace virtuel de la fiction et de l’au-delà : bien sûr, il s’agit du miroir. L’inversion centrale du personnage qui se trouve sens dessus-dessous se double de l’inversion spéculaire de sa figure dans le miroir, le tout nous plongeant dans la spéculation de la réflexion esthétique et du rapport historique avec les énigmes magrittiennes.

Par contre, Étude de naufrage souligne –ou même représente– un trait de la duplicité sur lequel nous n’avons peut-être pas suffisamment insisté : la différence. Car il n’y a pas de duplicité sans différence du dupliqué. Il ne s’agit pas ici de reprendre le détail de l’analyse de la dialectique interne de l’identité et la différence que suppose la duplicité et toute répétition en général. Il s’agit de souligner de quelle façon cette pièce re-présente l’altérité du double sans laquelle il n’y aurait pas de duplicité et sans laquelle la duplicité ne serait pas source de fantastique, ni d’étrangeté, voire d’« inquiétante étrangeté ». Le dispositif est ici, aussi, très précis. C’est bien le détail qui fait sens. Pour le percevoir, il faut tenir compte, à la fois, et de la présence gémellaire des deux pieds de pont, de même forme (sortie du même moule...), plongés dans le même environnement liquide, et du fait qu’ils diffèrent et se distinguent par leur immersion et leur mouvement, puisque l’un des pieds part à la dérive et quitte sa position initiale, donc l’autre. Cette irréductibilité de la différence au sein de la duplicité est définitivement soulignée par le processus d’altération que subit le pied de pont qui ne dérive pas. L’identité de la forme contraste avec le comportement différent du matériau (poreux dans un cas, imperméable dans l’autre). La dérive a lieu finalement dans tous les sens : la différence travaille chacun des éléments et interdit de la sorte toute tentative de hiérarchisation ontologique via le couple original/copie.

Disons encore, pour finir, jusqu’à quel point l’espace est saturé, mais saturé de spectres, de doubles, de fantômes, de renvois, en définitive, de présences absentes qui font signe vers un trouble de la présence en général, lequel, paradoxalement, n’est pas produit ici par le biais de l’image, spectrale par essence, mais, stratégie plus subtile, par le biais même du volume dont la matérialité semblerait nous en éloigner.