Mélanie Mermod, L’Hiver dernier, Galerie Joseph Tang, 2012

Comme laissées sous une couche de cendre blanche qui se serait lentement compactée avec le temps, les formes présentes dans l’espace semblent tenter de se soustraire à notre regard. Des encadrements de fenêtres ou de tableaux irréguliers et deux matelas blancs ficelés articulent un univers post-apocalyptique, dont il ne resterait à voir que les traces d’un abri abandonné. Un bac aux angles tranchants et aux couleurs sombres et métalliques se détache par une esthétique tout aussi minimale, mais dont les matériaux apparaissent nus, sans façonnage manuel.

C’était autour d’eux comme un rideau de neige tombante. Il n’y avait rien moyen de voir ni d’un côté ni de l’autre de la route. Il commençait à tousser et le petit frissonnait. Ils marchaient tous les deux côte à côte sous la bâche de plastique, poussant le caddie dans la neige.

Cormac McCarthy, La Route, 2006

Intitulé Et si c’était moi (2012), chaque matelas contorsionné est une œuvre autonome, fabriquée selon un même processus pouvant produire diverses combinaisons : un matelas simple, une découpe, un enroulement maintenu par un tour de ficelle. Le titre de l’oeuvre est une phrase dite par un enfant confronté à la violence du monde dans le roman La Route de Cormac McCarthy. Ces corps mous, pétrifiés par les couches de résine, semblent s’être repliés sous l’effet de la contrainte. Formes en souffrance figées dans le temps, génératrices d’empathie, Et si c’était moi réfléchit la capacité du regard à s’engager pour son objet.

Je trace d’abord sur la surface à peindre un quadrilatère de la grandeur que je veux, et qui est pour moi une fenêtre ouverte par laquelle on puisse regarder l’histoire.

Leon Battista Alberti, Della Pittura, 1435

Dans Curseur (2012), une ficelle pointe un bac rempli d’huile de vidange, dont le côté gauche est recouvert d’une plaque de verre opaque. L’œuvre traverse l’espace de haut en bas, rejouant par renversement certains dispositifs particuliers de cordes émergeant de tableaux d’Eva Hesse – No Title, 1970 ou No Title (Wall Piece),1970. Le quadrilatère noir au sol, moitié liquide, moitié solide, pourrait évoquer un hydrographe de musée cyberpunk ou un livre ouvert. Le curseur signalerait alors un point dans un temps présent, brouillé et illisible, tandis que le passé proche serait voilé et inaccessible. Pourtant la même matière liquide aux propriétés réfléchissantes habite les deux espaces, les rendant coexistant. Curseur pourrait être imaginé comme une modélisation expérimentale du continuum de l’espace-temps, questionnant l’indétermination du réel, l’impossibilité de se représenter le passé ou encore des évènements ayant lieu dans d’autres parties du monde.

Elle était allée vers ce tableau mais n’en était pas revenue, elle était restée du côté du chat à regarder au-delà de la fenêtre une chose que personne d’autre qu’eux ne pouvait voir, une chose que voyaient seulement Alana et Osiris chaque fois qu’il me regardaient en face.

Julio Cortázar, Orientation des chats, 1980

Quatre cadres (Sans titre d’après Eva Hesse, 2012) enserrent le vide. L’œuvre compose de façon subjective un alignement de baies aveugles à partir d’un dessin de rectangles imbriqués les uns dans les autres réalisé par Eva Hesse en 1969. Dans plusieurs travaux de Sophie Dubosc, on retrouve ce procédé de déploiement d’œuvres bidimensionnelles –de Sherrie Levine ou de René Magritte– dans l’espace. Ici, le dispositif rappelle également Hang Up (1969) –un grand cadre vide duquel émerge un lasso métallique–, la méthodologie sérielle et les patientes applications de couches cutanées d’Eva Hesse. Les fenêtres ne donnent sur rien, mais chacune d’elle réfléchit la lumière à sa manière propre, suivant les angles et les tracés de leurs bordures. Les cadres deviennent ajours et cernent des territoires. L’œuvre force l’œil à voir ailleurs. Si les formes de L’Hiver dernier se soustraient à notre regard, c’est qu’elles ne sont pas tant conçues pour représenter des histoires que pour interroger différents processus de perception.